La lutte particulière qui se joue dans la décennie considérée ici est une lutte pour la représentation légitime de la classe ouvrière. Le Parti du Travail, les syndicats dominants voient leur légitimité disputée par des militants plus jeunes.
En avril 1970, quelque 200 saisonniers, employés par la société Murer SA active dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, se mettent en grève. Le 6 avril, le chantier du futur centre commercial de Balexert est complètement bloqué par les grévistes et la Fédération des ouvriers du bois et du bâtiment (FOBB) intervient, sans succès, pour obtenir la reprise du travail. La grève dure une semaine. Un accord est conclu le 10 avril et signé le 13. Le samedi 11, une manifestation de soutien réunit 4’000 personnes sur la base d’un appel assez offensif à l’égard des syndicats.
Cette grève inaugure un cycle de conflits du travail qui traverse ce qu’il est convenu d’appeler les «années 68». Elle pose immédiatement une série de questions auxquelles le mouvement syndical sera confronté durant toute la décennie suivante au cours de conflits restés plus fameux (Monteforno, Dubied, Matisa, etc.) : rapports avec les travailleurs étrangers, liens avec la base ouvrière, collaboration avec la nouvelle gauche. Comme le remarque cinq ans après un militant genevois : «le mouvement étudiant prenait [alors] ses premiers contacts avec l’émigration. Cette expérience [la grève chez Murer] sera un des moments décisifs de la naissance d’une nouvelle gauche suisse à Genève. Mais la gauche traditionnelle elle-même sera ébranlée par ces journées.» Outre les questions qu’elles posent aux syndicats, ces grèves mettent en mouvement les groupes politiques issus des ruptures avec le Parti du Travail et des mouvements étudiants qui cherchent à les soutenir, à les élargir, voire à les diriger.
Pourtant, ce cycle de grève qui couvre une décennie n’est guère pris en compte par les historiens des «années 68». Historien spécialiste de l’histoire des grèves françaises de la période, Xavier Vigna s’étonne, dans un compte-rendu du récent ouvrage de Damir Skenderovic et Christina Späti : «[…] la contestation ouvrière, si prégnante en Italie et en France pendant la séquence, s’avère rare en Suisse : une seule grève mentionnée dans une usine de chaussures au printemps 1970. Cette absence relative n’est guère questionnée par les auteurs […]» Et pour cause : entre 1967 et 1979, un premier repérage permet de mettre en évidence plus de cinquante conflits dont certains durent plusieurs semaines. Ce n’est rien certes en comparaison avec la France et l’Italie, mais ces pays ne connaissent pas le régime conventionnel et idéologique de la «paix du travail».
Dans ce contexte historiographique, l’objectif du volume est double : d’une part affirmer l’existence d’une contestation ouvrière significative et interprétable en Suisse durant les années 68 ; d’autre part, et peut-être surtout, mettre en valeur et référencer sous une forme pratique les sources disponibles pour écrire l’histoire de cette contestation. C’est d’ailleurs l’ambition de la collaboration entre l’association Archives contestataires et les éditions d’en bas qui a débuté en 2013 avec la publication d’un volume collectif autour du fonds d’archives du militant genevois Charles Philipona : faire connaître les archives des mouvements contestataires rassemblées par l’association et proposer des pistes de recherches novatrices pour exploiter ces fonds.
L’ouvrage s’articulera donc autour de quatre parties : une mise en contexte ; une revue critique des sources et de la bibliographie existante ; l’étude détaillée du cas de la grève chez Murer SA ; une ouverture problématique.
Pour l’association Archives contestataires, cet ouvrage contribuera à la valorisation des documents qu’elle rassemble et conserve en mettant à la disposition des chercheurs, des étudiants et du public intéressé un volume de référence sur lequel appuyer des travaux portant sur l’ensemble de la période ou sur un conflit en particulier. Pour les éditions d’en bas, l’histoire du mouvement ouvrier suisse est un sujet de prédilection et ce volume s’inscrit dans la suite logique de l’édition de titres comme La condition immigrée : les ouvriers italiens en Suisse (1977) de Delia Castelnuovo Frigesi qui faisait une large part à des témoignages sur les grèves des années 1970 ou encore Changer la baraque de Jean Steinauer et Malik von Allmen qui présente le résultat d’une recherche sur l’influence des travailleurs étrangers dans les syndicats suisses.
Frédéric Deshusses (1977). Études d’histoire à l’Université de Genève. Archiviste au Centre international de recherches sur l’anarchisme (CIRA-Lausanne) de 2007 à 2013. Membre de l’association Archives contestataires.
Participation aux congrès de l’International association for labor history institutions (IALHI) pour le compte du Collège du travail (2007, Zurich) puis du CIRA (2009, Johannesburg et 2011, Amsterdam).
Collaboration occasionnelle au quotidien Le Courrier : rubrique histoire, magazine culturel, compte rendu d’ouvrages historiques et sciences sociales.
Collaboration aux inventaires du fonds du Mouvement de libération des femmes MLF – Genève (2008) et du fonds Charles Philipona pour les Archives contestataires (2011).
Vous pouvez commander le livre en envoyant un courriel aux éditions d’en bas: contact@enbas.ch