Grisélidis Réal ou l’écriture au ventre. Entre célébration et vertige, l’odyssée allemande d’une courtisane au grand coeur. Racontée par elle-même, sur un ton proche de la poésie à l’état sauvage.
On ne naît pas ce que l’on est, on le devient au fil d’une alchimie singulière mêlant, par-delà le Bien et le Mal, les influences du milieu, des rencontres et de la nécessité. Chaque individu est l’oeuvre d’un certain déterminisme, le résultat du jeu combiné de tropismes plus ou moins irrésistibles et de forces aveugles, le fruit de circonstances et de hasards. Pas évident, dès lors, d’évoquer le libre arbitre de l’homme quand c’est la seule volonté qui est libre, pas ce qui nous conditionne et nous structure. Et quand c’est autour de notre part maudite que se cristallise l’essentiel d’une existence, celle-ci peut prendre des allures de roman noir.
C’est de cette mécanique du destin que témoigne Le Noir est une couleur (initialement publié en 1974 chez Balland). C’est le roman d’un corps, l’autobiographie d’une figure d’exception, celle de Grisélidis Réal, née à Lausanne en 1929. Après une enfance passée en Egypte et en Grèce, la mort de son père la voit revenir en Suisse. Bohème dans l’âme, elle fait des études d’arts décoratifs, à Zurich, avant de tenter de gagner sa vie comme artiste peintre. Mais plusieurs fois mère, divorcée, sans ressources, mais décidée à vivre ses passions jusqu’au bout, elle décide de s’enfuir en Allemagne. Rétive aux compromis comme aux arbitrages, elle part, à 32 ans, avec ses enfants et Bill, son amant noir, arraché à un asile psychiatrique genevois. » C’est avec une jubilation sauvage que j’abandonnais tout : la petite vie triste et tranquille ; les séances de pose chez les peintres, la furtive misère au jour le jour : pas de viande, tout pour les gosses, un rôti de cheval le dimanche et pour moi les trois assiettes de maïs qui refroidissaient à la cuisine, une pour le matin, une à midi, une le soir « .
Rêvant, comme toutes les âmes nomades, d’une liberté radicale et sans frein, emportée par la passion qui abolit toute raison et livrée à la toute-puissance de la chair, elle découvre vite la face diabolique de l’amour et de la cavale. Sous l’ivresse d’aimer à s’en damner affleure bientôt le roc de la dure réalité. Sans papiers, sans argent, il est bien difficile de se loger et tout simplement de vivre. Quant à Bill, l’amant schizophrène, impossible de compter sur lui. » C’est un robot à côté duquel nous vivons, (…) sans qu’il s’en aperçoive « . De faim, de désespoir, il lui faut donc se prostituer. » Chaque matin je vais à l’épicerie où les billets arrachés aux trémolos de vos tripes se changent en nourritures miraculeuses « .
C’est cette lente descente aux enfers dans l’Allemagne des années 60 que raconte Le Noir est une couleur. » Je suis passée de l’autre côté, celui d’où l’on ne revient plus. C’est si peu et c’est si grand « . Une Allemagne où les Noirs de l’armée américaine sont très nombreux. » J’ai toujours aimé les Noirs « , dit la première phrase. » Le noir, couleur du mystère, s’inscrit dans l’ombre de toutes choses et les pénètre comme un philtre, les ramenant à la grande nuit des origines. La race noire et bénie… » Du fond de sa détresse, et malgré la réalité sordide, le quotidien triste et terriblement étroit, la violence, la peur, la nécessité de jouer à cache-cache avec la police, Grisélidis Réal ne manque jamais une occasion de louer la beauté noire, de rendre hommage à ces corps dont la vitalité, la force, l’énergie, la vengent des Blancs, » de leurs petits coeurs secs terminés en sexes débiles « , de leur érotisme triste qui ne masque que leur impuissance. » Je vous crache à la gueule et je piétine vos couilles dérisoires ! Figues sèches qu’il faut piquer d’aiguilles et de brosses, lacérer, fouetter, battre à coups de cravache, de gants à clous et de talons pointus pour en faire sortir un jus mort ! » Les Noirs, c’est la lumière, les boîtes à jazz. » Je me glisse dans cette jungle au chaud humus noir irisé de sueur, je disparais dans la houle des danses « . Musique, danses, caresses ; Cadillac, Chevrolet, Buick, c’est la grande fête des sens, la dépense, une manière d’habiter l’instant, de vivre l’innocence sur un mode primitif. » J’ai faim de leurs grands sexes lisses d’orchidées « . Heures pleines et voluptueuses qui, sous la plume de Grisélidis Réal, deviennent matière à cantique, célébration du tendre, du profond, du sauvage, du liturgique ensorcellement d’aimer. » Car je marcherais pieds nus à travers toute la terre, je sentirais avec délice les épines s’enfoncer dans ma chair, les sables me brûler et les cristaux de neige m’écorcher comme des couteaux, si je pouvais sentir encore en moi sa tige de feu me défoncer le ventre, tornade brûlante de l’amour noir « .
Une écriture au ventre, un livre convulsif, ténébreux, qui sent le soufre et la marijuana, qui déborde de brûlures et de fractures, d’insatiété, de coïts fiévreux ou foireux, mais aussi des splendeurs propres à cette face inconnue d’absolu qui est en chacun de nous. » Que celui qui n’a pas véritablement aimé jette ce livre à la poubelle. Il y sera plus au chaud et au tendre dans les ordures que dans ses mains « . Un livre écrit comme un acte de résistance à l’humiliation et au mépris. » Au plus profond de moi, je suis vierge. Je glisse comme une bulle fermée à l’intérieur de vos songes, échappant à vos gestes, à vos langues, à vos griffes « . Un livre qui est autant un hommage à ses frères tziganes, à ces rescapés des camps de la mort qui, toujours, l’accueillirent, l’aidèrent, la protégèrent, qu’à ses soeurs en prostitution, à toutes ces » amies disparues, mortes de solitude, de trop d’amour donné, jamais reçu : à leur mémoire, il faudra que je dise comment le quotidien les a assassinées, et le mépris des gens « .
Aujourd’hui, alors qu’on remet en cause une liberté que l’on pouvait croire acquise depuis les grandes luttes des années 70, luttes auxquelles participa plus qu’activement Grisélidis Réal, cette réédition du Noir est une couleur tombe à pic pour rappeler avec force et conviction, la nécessité absolue de donner un statut aux prostituées.
La Courtisane rayonne de l’obscur miracle d’une impureté faite pureté.
Co-fondatrice d’un centre international de documentation sur la prostitution, et d’ASPASIE, une association d’aide aux prostituées, Grisélidis Réal n’a cessé de militer en faveur des Courtisanes. Elle fut la première à obtenir pour elle, et ses paires, le certificat de » bonnes moeurs et de bonne moralité » comme n’importe quelle citoyenne du canton de Genève, la première aussi à donner des conférences dans les universités. Le Carnet de bal d’une courtisane, qui paraît en même temps que Le Noir est une couleur, met en lumière ce constant engagement. Car, outre l’émouvant document humain, et l’intérêt sociologique que représente ce Carnet où elle nota, de 1977 à 1995, les prénoms, les prix, les manies, les préférences, les particularités de chacun de ses clients ( » Willy (…) (On pourrait en être presque amoureuse…) (Oh la la … !) (Intérieur du cul extrêmement moelleux) » ; » Jean Espèce de con, sûr de lui, n’en finit plus de s’imposer » ; » Henry Homme à cheveux gris, extrêmement distingué, fin, intelligent genre Cocteau aime les finesses douces 100 Frs. Science consommée de l’orgasme de la femme. Médecin ?… Psychiatre ?… Juge ?…), ce petit livre est aussi une fervente défense et illustration de l’art de la prostitution. De la seule vraie prostitution, celle qui est choisie, pratiquée par de » vraies professionnelles, conscientes de leur pouvoir et des limites de celui-ci, sachant se mettre dans la peau de l’autre, déceler son attente, son angoisse, son désir et comment l’en délivrer sans dommage pour elle, ni pour lui « . Des pages salubres, clamant haut et fort ce que la raison moralisatrice et le féminisme de répression ne veulent pas savoir. Que se prostituer est un acte révolutionnaire, » ce lieu de nulle part, fluide, inconnaissable Rencontre, Rupture, Affrontement, Corps à corps sans visage, où nous sommes à la fois transcendées et niées « . Que » le Sexe est un organe magique, en communion avec la terre et la mort « . Que la prostitution est une alchimie féroce où la chair se fait argent. » Je veux vous faire bander QUAND JE VEUX / Vous éjaculerez quand je veux Vous me ferez jouir quand je veux Et vous me paierez / Le plaisir que je donne est très cher Je suis votre Maîtresse-Courtisane « . Ce qui devrait nous conduire à nous demander s’il existe des femmes que d’une façon ou d’une autre, on ne paye pas ?…
Comment donc ne pas accéder à cette prière de Grisélidis Réal, réclamant qu’on les reconnaisse, elle et ses soeurs, » belles, utiles, désirables, habiles « . Au coeur du triangle ambigu que forment le désir, le sacré et la transgression, la Courtisane rayonne de l’obscur miracle d’une impureté faite pureté. Parce qu’elles sont » le baume sur les blessures, et l’eau dans le désert « , parce qu’elles sont les » princesses de nos sens et du désir des hommes « , qu’il nous soit donc permis, pour conclure, de leur offrir ces vers de Baudelaire. » Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,/ Pauvres soeurs, je vous aime autant que je vous plains,/ Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,/ Et les urnes d’amour dont vos grands coeurs sont pleins « .
Article paru dans le N° 062, avril 2005, du Matricule des Anges par Richard Blin
Grisélidis Réal, née le 11 août 1929 à Lausanne1 et morte le 31 mai 2005 à Genève, est une écrivaine, peintre et prostituée genevoise.
Vous pouvez commander le livre en envoyant un courriel aux éditions d’en bas: contact@enbas.ch