L E M A T R I C U L E D E S A N G E S
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Par la littérature ou le récit de vie, l’essai critique ou le livre d’histoire, les Éditions d’en bas rendent compte de « la face cachée » de la Suisse. Des voix dissidentes, attachées aux passages de la mémoire.
Porteur de paroles

Le colporteur genevois, détail d’une eau-forte colorée, 1782 (Zentralbibliothek
Zürich, Graphische Sammlung)

ÉDITEUR EN BAS

Nous sommes à Lausanne, quartier du Flon. Le soir même, il partira à Genève présenter l’une de ses dernières parutions, Un chrétien subversif : Cornelius Koch, l’abbé des réfugiés. Quatre jours plus tôt, il discutait à Casablanca d’échanges de droits dans l’espace francophone, en tant que membre de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants. L’œil est pétillant, la parole féconde.
« Je suis un peu boulimique », reconnaît Jean Richard, qui veille depuis 2001 sur le destin des Éditions d’en bas (vingt titres publiés par an), tout en s’occupant d’une autre maison (Réalités sociales). On lui doit aussi la paternité du Salon africain du livre à Genève.
Car l’Afrique, c’est son berceau. Jean Richard y est né en 1953, plus précisément au Basutoland, petite enclave au cœur de l’Afrique du Sud, qui deviendra le Lesotho. Son père, vaudois, typographe et féru de théologie, travaille dans une imprimerie de l’Église protestante. « Gamin, j’ai appris la casse par cœur. Je composais moi-même sur plomb. » Il part étudier la littérature africaine à Grahamstown dans le Cap oriental, tout près de l’Université de Fort Hare où Steve Biko a lancé le mouvement de la Conscience noire. Il milite dans des mouvements anti-apartheid. « Les protestants en Afrique ont toujours soutenu les progressistes. Je me souviens d’avoir participé pendant une semaine à un jeûne public dans une cathédrale. » Plus libre de ses paroles et de ses actes, dit-il, Jean Richard quitte l’Afrique du Sud en 1975. Direction l’Université de Genève. « C’était un temps béni des dieux. Il y avait les cours de Starobinski, Michel de Certeau, Derrida, ou encore Steiner » qu’il suivra en compagnie d’un autre futur éditeur, Antoine Jaccottet. Parallèlement, il trie les colis à la Poste : « Cela me mettait en contact avec le monde des travailleurs. » À la fin de ses études, ce « rat de librairie » devient gérant de la librairie italienne de Genève. Puis rejoint en 1985 les éditions Zoé où il fera ses classes.
Jean Richard, vous avez succédé à Michel Glardon, le fondateur d’En bas, en 2001. Comment s’est déroulé le passage de témoin?
Les Éditions d’en bas m’ont offert un cadeau de bienvenue: Triomf, de Marlene van Niekerk, traduit de l’afrikaans… Michel Glardon m’avait sûrement repéré. On se croisait dans les salons du livre. Mais le lien, c’est plutôt Gilbert Musy, cofondateur d’En bas, traducteur et génie d’informatique. Au mitan des années 80, on était deux geeks ! On discutait déjà de la philosophie des traitements de texte, entre Microsoft Word, d’inspiration catholique, et WordPerfect de sensibilité mormone… En 2001, je venais de quitter Zoé où je m’occupais entre autres de la diffusion du catalogue d’Harmonia Mundi pour le marché suisse.
Depuis votre arrivée, les Éditions d’en bas ont renforcé le versant littéraire du catalogue. Michel Glardon, lui, disait préférer « le vrai au beau »…
Je pense qu’il faisait référence à l’esthétisme des livres… Michel Glardon était un sociologue de formation. En bas a été créée en 1976 dans le cadre des luttes « Groupe action prison » qu’il initia. Ce qui l’intéressait, c’était l’impact sur le social. La partie littéraire, assez réduite, répondait à des coups de cœur. Le premier roman social fut La Redresse d’Arthur Honegger qui dénonçait la maltraitance des enfants placés dans des maisons d’éducation. Ce livre a permis d’ailleurs de modifier la législation sur la prison pour adolescents… Disons que j’ai une sensibilité plus littéraire. Je crois que le vrai et le beau se conjuguent. La littérature participe à la construction de soi et d’un monde autant que les sciences humaines. Le travail sur la langue est le meilleur instrument de lutte contre les idéologies.
Progressivement, nous avons publié une littérature écrite en Suisse par des auteurs issus de l’immigration : La Route du couchant du Kurde Yusuf Yesilöz, Pourquoi l’enfant cuisait dans la polenta de la Roumaine Aglaja Veteranyi. On pourrait aussi parler d’Ilma Rakusa (La Mer encore) ou de la belle trilogie de Francesco Micieli, inaugurée par Je sais juste que mon père a de grosses mains. Cette littérature de migration, du passage des frontières, je l’appelle la cinquième littérature de Suisse, avec la romande, l’alémanique, la tessinoise et celle des Grisons. D’ailleurs, Arno Camenisch opère ce même travail de contamination des langues, mais à l’intérieur même de la Suisse.
Chez Peter Bischel, autre écrivain de notre catalogue, c’est plutôt le fait divers, la banalité, qui devient un embrayeur pour son imaginaire. Comme si le rien était profondément productif…
Dans le domaine littéraire, vous publiez davantage de traductions que de littérature francophone. Avec cette particularité : sur la couverture, il y a égalité de traitement entre le nom du traducteur et celui de l’auteur. Pour quelle raison ?
C’est grâce au livre de Claro, Le Clavier cannibale. Il m’a convaincu… La traduction est une œuvre de création à part entière. Le traducteur est capable de faire bouger la langue française, au même titre que l’auteur dans sa propre langue. Moi, je travaille pour l’avenir, je veux que chaque& texte dure, si possible pour l’éternité. Je travaille aussi avec des jeunes traducteurs qui n’ont pas d’expérience. On a besoin de relève. Je suis issu de l’école américaine en quelque sorte (rires) : je crois beaucoup au creative writing… Autre particularité d’En bas : chaque texte traduit fait l’objet d’une relecture par un autre traducteur.
À quel genre rattacheriez-vous le récit de vie, autre dominante d’En bas ? Au document, à l’autofiction ?
Non, non, l’autofiction est un terme qui vient du monde lettré. Je préfère parler de littérature populaire. Notre créneau, c’est plutôt la collection « Terre humaine » de Jean Malaurie. Ces ouvrages-là représentent un tiers du catalogue. Il s’agit d’une littérature brute qui permet un accès à des réalités sociales et politiques du monde d’en bas.
Dès le début, En bas fut l’éditeur de la misère du monde, avant même que Pierre Bourdieu n’ait imaginé ce terme…
J’ai publié Le Courage de la terre de Louison Dutoit. Elle raconte le monde de la paysannerie sur cinquante ans. Elle parle des vaches, du blé, et de la manière dont les règles de l’OMC influent sur sa petite entreprise au fin fond du canton de Vaud.
On a édité le récit de vie d’une ancienne prostituée, écrit sous pseudo (Douchka Doumier) car elle risquait sa vie avec ce témoignage. On a aussi publié l’ouvrage d’une journaliste qui, du jour au lendemain, est devenue paraplégique. Et les raisons pour lesquelles elle a dû s’exiler en France pour vivre dignement. La grande majorité des textes que nous recevons sont des textes autobiographiques qui par la publication cherchent une reconnaissance ou la réparation d’une injustice. Pour reprendre un terme de Cyrulnik, ce sont des parcours de résilience. C’est très difficile d’écrire un bon texte sur sa vie et sur son parcours. Il faut savoir donner une fibre dramatique au récit. Par exemple, Chroniques caissières d’Eugénie Boillet a demandé plus de deux ans de travail de réécriture. Dans ce secteur, il y a très peu de suite. Seul Jean- Pierre Rochas, l’auteur de Berger sans étoiles, a poursuivi…
Quelle distinction faites-vous entre témoignage et création littéraire ?
Il y a plusieurs manières d’aborder une problématique, et ces frontières me semblent assez artificielles. Sauf que les publics diffèrent. Prenons un exemple : Anne-Catherine Menétrey raconte dans Bordeline le suicide de son compagnon, tandis que Sandrine Fabbri (La Béance) raconte celui de sa mère. Ces deux textes ont pour moi la même dignité, même si le second, construit comme une enquête, est plus élaboré avec des effets rhétoriques. De même, la portée sociale d’un texte peut se nicher autant dans la prose minimaliste de Jérôme Meizoz que dans la poésie excessivement esthétisante de Fabiano Alborghetti (Registre des faibles).
En bas est aussi une maison d’édition d’idées qui s’engage sur les questions sociétales. Il s’agit là de révéler l’envers du décor…
Oui, c’est par les livres que je fais de la politique. Par exemple, en ce qui concerne les requérants d’asile, les réfugiés, les sans-papiers, la Suisse est toujours en avance en matière de régression – et d’infraction à la loi internationale. Nous faisons là un travail d’analyse, d’information, de dénonciation, d’indignation et de proposition pour qu’une véritable transformation s’opère. J’aime bien les livres hybrides qui donnent la parole aux premiers concernés, sinon on rate quelque chose. On prépare d’ailleurs une enquête sur la façon dont la mendicité est traitée en Suisse – elle y est interdite à Genève. Certains livres – sur la marchandisation de l’éducation, sur les prisons, sur le nucléaire… – n’ont pas pris une ride.
Beaucoup d’ouvrages de sciences humaines militantes sont des ouvrages de collaboration ou de coédition, notamment Swiss Trading SA (avec l’ONG la Déclaration de Berne) qui révèle comment la Suisse est devenue la plaque tournante du négoce des matières premières dans le monde. 5000 ex. ont déjà été vendus…
C’est un chiffre de vente important…
Les 600 traders de Genève, ceux-là mêmes qui sont dénoncés dans le livre, l’ont acheté (sourire). Il y a un public pour ces livres militants, malgré la concurrence. La Suisse est un pays traditionnellement de lutte politique. Et aujourd’hui, un discours conservateur, pauvre, assommant, méprisant et démagogique attise encore plus les divisions. Certes, le pays est riche, mais un quart de la population est en situation de quasi-pauvreté. Les médicaments sont hors de prix, les assurances sociales sont onéreuses. Un enseignant suisse a pratiquement le même pouvoir d’achat qu’un enseignant italien.
Quelle est la place de l’indignation dans votre travail ?
Permanente. Mais est-elle suffisante ?
J’aime bien l’expression de l’écrivain Denis de Rougemont : Penser avec les mains… C’est un livre que mon père m’a offert à l’âge de 15 ans. Pour de Rougemont, la pensée est une éthique, elle doit se traduire en acte. C’est aussi une charge contre une pensée isolée du monde manuel, un intellectualisme désincarné. Le typographe est une des figures avec le colporteur qui accompagne la pensée avec les mains…
Je pourrais faire une magnifique digression sur Leroi-Gourhan et la station debout de l’homme, ainsi que la libération des mains qui permettent l’hominisation de l’homme (ou son individuation) par la technique. Cela nous entraîne du côté de Derrida, Steigler et de l’un des plus grands philosophes français du XXe siècle que j’affectionne, Gilbert Simondon.

Propos recueillis par Philippe Savary

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Éditions d’en bas :
engagement,
militantisme
et bibliodiversité

Le chapeau d’un article paru dans Le Matricule des anges (nº 149, janvier 2014) résume bien les horizons des Éditions d’en bas : « Par la littérature ou le récit de vie, l’essai critique ou le livre d’histoire, les Éditions d’en bas rendent compte de “la face cachée” de la Suisse [et du monde]. Des voix dissidentes, attachées aux passages de la mémoire. » Dans ces champs de tensions s’inscrivent les figures artisanales du typographe et du colporteur, « porteurs de paroles » : penseurs avec les mains pour reprendre un titre de Denis de Rougemont (Penser avec les mains). Transposition à notre époque : militants engagés dans le travail de la bibliodiversité !

À leur création en 1976, les Éditions d’en bas ont pour objectifs de publier des livres qui trouvent peu de place dans les catalogues des maisons d’édition de l’époque : notamment, des récits de vie ou témoignages du quotidien et de la vie ordinaire qui donnent à lire des cultures populaires et à entendre des voix singulières ; ou alors des recherches historiographiques sur le mouvement ouvrier et les luttes sociales des siècles passés.

Selon la conviction de leur fondateur, le sociologue et militant Michel Glardon, les éditions d’en bas initient, accompagnent et rendent compte des luttes sociales et politiques par le biais d’essais et de dossiers critiques. Il faut être lucide : l’œuvre publiée n’est pas un acte en soi qui peut faire l’économie de gestes et d’actes dans les luttes sociales et politiques : ce n’est que dans cette arène que les savoirs et les narrations peuvent être transmis (selon Wittgenstein, « apprendre, c’est toujours incorporer des gestes »[1]).

Dès 2001, les éditions d’en bas participent aux luttes pour la bibliodiversité dans le cadre de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants[2] : y ont émergé des projets de coéditions solidaires et équitables pour rendre accessibles ouvrages de sciences humaines et œuvres littéraires au Nord comme au Sud. Il faut se réjouir que tant d’auteur.e.s africain.e.s sont publié.e.s en Europe, mais cela revient, à nouveau, à une expropriation des œuvres de création à cause d’une diffusion inexistante ou hors de prix sur le continent africain et ailleurs. D’où, par exemple, les projets de coéditions Sud-Sud pour rendre accessibles des textes d’importance.

Cette bibliodiversité se prolonge dans le champ des traductions littéraires ou en sciences humaines. Pour nous, la traduction n’est pas une transposition « fidèle » d’une version « originale » vers une version cible, mais une véritable création où les bouleversements de l’œuvre se répercutent dans le texte traduit. Cela est encore plus évident lorsqu’il s’agit de traduire des textes travaillés par des résonances idiomatiques multiples et hybrides : langues et frontières culturelles bousculées, dialectes, idiomes singuliers, etc.

L’engagement militant traverse ainsi plusieurs champs qui orientent nos choix éditoriaux.

Jean Richard, directeur des Editions d’en bas

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